La créativité n’est pas une question de savoir-faire. Elle est une ouverture vers le savoir être.
Finalement quels sont les peintres qui ont laissés une trace dans l’histoire de la peinture ? Quels sont ceux qui font actuellement référence, ceux qu’on admire, qu’on cite, dont les œuvres sont incontournables car ils ont marqués l’histoire de la peinture et pour encore longtemps ? Ce sont ceux qui ont libéré leur créativité, inventé sans se soucier de ce qui se faisait ou ne se faisait pas, se disait ou se taisait. Peut-être comme l’enfant qui, jusqu’à un certain âge, n’a pas d’autres soucis ni d’autres moyens que d’utiliser sa créativité pour s’exprimer, pour se construire.
Et s’ils ont laissé cette trace maintenant indélébile, c’est aussi parce que le spectateur de leurs œuvres sait y voir et y reconnaître toute la créativité qui fait l’originalité d’une œuvre. Et pour voir et accepter la créativité de l’autre encore faut-il pouvoir laisser parler sa propre créativité et non pas s’être laissé enfermer dans les canons théoriques du jugement.
Toute personne qui se retrouve face à la toile blanche est comme l’écrivain face à la page blanche. Pourtant, ni ce peintre ni cet écrivain ne se trouve réellement et foncièrement face à ce vide supposé et repoussant.
Toute personne qui entreprend de peindre est loin d’être face à une surface vide. Si telle était le cas la personne elle-même serait dans cet état et une personne vide n’a plus aucun désir, et sûrement pas celui de peindre et de créer. Pour celui qui accepte de laisser libre court à sa créativité, le vide est porteur et créateur.
Face à la toile blanche le peintre va chercher dans sa bibliothèque intérieure ce qu’il pourrait mettre, ce qu’il pourrait faire pour éviter l’angoisse du vide. L’angoisse de ne pouvoir créer et surtout celle de déplaire. Eviter l’inconnu en utilisant du connu à la fois pour lui mais aussi pour le futur spectateur de son œuvre qui pourra ainsi « comprendre ». Le piège étant de vouloir (volonté, mental) faire pour pouvoir finalement mettre un mot sur, pour ranger dans une boîte, dans une catégorie. Est-ce qu’un coucher de soleil peut exister et être admiré que parce qu’on peut le nommer ?
Peut-on percevoir une chose, une création pour et dans ce qu’elle est, et non pas au travers du filtre de nos connaissances, d’un savoir rassurant ? Comme le voyageur qui arrive sur une terre étrangère ne cherchera pas à retrouver ce qu’il vient de quitter. Il se laissera au contraire surprendre et impressionner par la nouveauté ou alors se contentera de voyager à travers des guides et des revues. De même pour le spectateur d’une toile qui ne la goûtera qu’au travers d’une lecture de la veille.
En fait toute personne en présence de la toile blanche se trouve devant un miroir, prisonnier dans une quadruple problématique qui l’enferme tel le boxeur sur un ring qui a au moins la « chance » de pouvoir se mesurer à un adversaire. La toile n’est pas un adversaire. La toile est un écran sur lequel va se projeter la lumière du peintre. Cette toile blanche est paradoxalement et dans une certaine mesure comme un trou noir. Mais à l’inverse du trou noir qui absorbe et fait disparaître toute énergie et toute lumière, la toile blanche sert de support à la lumière et à l’énergie du peintre.
Paradoxalement, le vide de la toile renvoie le peintre à l’état inverse, celui de quelqu’un dont la tête est tellement pleine d’idées, de concepts, de notions, de perspectives, de représentations, de constructions, de projets, de peurs et de freins qu’il lui est parfois très difficile de démarrer un tableau, empêtré comme un joueur d’échec devant la multiplicité des coups à jouer, des coups de pinceau à donner.
Toute personne qui commence la peinture se trouve pris au piège dans cette quadrature du cercle que sont la « Comparaison », l’ « Imitation » la « Répétition », l’ « Intention ».
La Comparaison : c’est celle du peintre qui arrive à l’atelier gorgé d’images et de lectures, ivre de visites dans les musées, débordant d’enthousiasme pour tel ou tel peintre sur lequel une abondante littérature fait son commerce. Cet apprenti semble aborder la peinture d’un œil neuf et pourtant celui-ci est déjà inexorablement pollué par les images des autres, par ceux qui font référence, par les incontournables, par ces monuments indéboulonnables que sont les peintres consacrés et auxquels il va se comparer et qu’il ne peut, dans son geste maladroit, s’empêcher de copier. Faire comme, peindre comme. Combien de temps faudra-t-il avant qu’il ne soit le véritable auteur de son propre geste comme l’enfant finit par avoir cette singulière écriture qui n’appartient qu’à lui ?
L’Imitation : c’est celle de l’imitateur au théâtre. On rira de lui et de celui qu’il imite, mais en pensant à l’autre, le vrai, le modèle. Du peintre on dira qu’il a la même touche que ... mais il n’est pas lui-même. Il peint aussi bien que, mais quel intérêt puisque ça déjà été fait. Quel intérêt pour les autres, l’œil s’appuie sur l’œuvre du maître, quel intérêt pour le spectateur qui ne se laissera pas abuser par le contenu même si l’étiquette de la bouteille est jolie. L’imitation c’est laisser croire que l’on peut rivaliser avec son inspirateur alors que n’est révéler qu’un pauvre talent qui ne trompe personne et surtout pas la personne elle-même qui se lassera vite d’un travail sans personnalité.
La Répétition : c’est celle du peintre qui enfin a trouvé « la » touche, ce coup de pinceau unique et original qui va lui donner une identité, une marque de fabrique reconnaissable entre toutes et que d’autres ne pourront s’empêcher de lui envier. Inlassablement il va reproduire de la même façon un tableau, qui sera certes différent à chaque fois mais qui sera pourtant toujours le même, de peur de perdre cette trouvaille qui aura fait de lui un peintre reconnaissable entre mille. La répétition c’est la perte de sa créativité, l’enfermement dans un savoir-faire, un abandon du savoir être. La répétition c’est aussi ce petit morceau réussi et séduisant à l’extrême et que l’on s’efforce d’étendre à l’ensemble du tableau en pensant que cette opération mathématique de l’unique au multiple donnera le même résultat.
L’Intention : c’est celle de celui qui sait avant d’avoir commencé ce qu’il va faire, comment il va le faire, c’est l’intention du voyageur qui connaît par cœur son itinéraire à force d’avoir étudié toutes les cartes, tous les guides et qui ne laisse rien au hasard et ne veut surtout pas se laisser surprendre par un trait de pinceau qui pourrait l’emmener dans quelque obscur recoin de sa créativité. L’intention c’est le contrôle, c’est le tableau peint dans les règles de l’art mais avec des règles de grammaire. La poésie n’obéit pas à la règle. Le peintre établi des règles au fur et à mesure de son travail et non pas en utilisant celles d’un autre.
Ces quatre notions valent également pour le spectateur qui souvent n’apprécie une œuvre que parce qu’il peut la comparer et ainsi se rassurer en restant dans le connu. Ces quatre notions valent également pour notre chemin de vie. Nous comparons, nous imitons, nous répétons et nous sommes dans l’intention jusqu’à plus soif.
Heureusement pour nous et malheureusement aussi, nous avons besoin de ces quatre notions que sont la comparaison, l’imitation, la répétition et l’intention, et ceci dans tous les domaines et depuis toujours. Comment l’enfant grandirait-il sans avoir en permanence sous le regard d’autres lui-même auxquels il peut se référer pour croître et devenir auteur à son tour ? Comment l’élève pourrait-il apprendre sans un accompagnement du maître qui va l’initier, le guider et qui, s’il est un véritable maître, saura l’accompagner jusqu’à son émancipation artistique ?
Aussi le rôle du maître d’atelier, comme dans un autre domaine le rôle du thérapeute, sera d’accompagner l’élève pour qu’il gagne chaque fois un peu plus en autonomie jusqu’à pouvoir prendre son envol. Prendre son autonomie ne veut pas dire abandonner et rejeter la comparaison, l’imitation, la répétition et l’intention, mais faire avec. S’en servir comme un support à son propre service et non pas comme écran à sa créativité, comme écran pour séduire le spectateur.
Chacun de nous est créateur potentiel (de sa vie, de son environnement) à condition d’être en mesure de pouvoir développer ses ressources imaginatives et favoriser son affirmation de soi. Nous ne pouvons nous inspirer que de nous-mêmes.
Le travail créatif, et surtout la peinture, est une exploration en temps réel de ses capacités de création. Il est à la fois le but et le chemin. Créer c’est se connaître, mesurer ses peurs et ses craintes, voir ses difficultés à accepter le changement, accepter ses confusions et blocages. Créer c’est sortir du jugement, comprendre ses freins, se libérer des attachements au connu, accepter l’inconnu.
La peinture est une libération en temps réel de ses capacités de création. Elle n’est pas le résultat d’une mise en pratique d’un apprentissage théorique. En peinture le but et le chemin vont de paire et le tableau n’est terminé que par une décision arbitraire de son auteur et non pas comme dans beaucoup d’autres activités parce que le bas de la page est atteint. En peinture difficile de se perdre quand on ne sait pas où l’on va et c’est le cul-de-sac assuré si on se laisse prendre par la comparaison, l’imitation, la répétition et l’intention.
Picasso, Miro ont dis qu’il avaient passé leur vie à désapprendre à dessiner.
Degas disait : quand vous achetez un tableau 300 F, c’est que vous l’aimez. Quand vous achetez un tableau 30 000 F, c’est que les autres l’aiment.
Phénomène classique dans les expositions : madame et monsieur entrent dans la galerie. Souvent sur l’invitation de l’artiste qui guette l’étincelle d’intérêt pour la peinture dans l’œil des promeneurs et les invite alors à entrer. Franchir le seuil d’une galerie n’est pas un geste naturel et spontané. Elle est souvent perçue comme une espèce d’église uniquement accessible aux connaisseurs, à ceux qui savent. L’amateur lui n’ose pas franchir le pas de la porte car il se dit qu’il n’y connait rien en art et qu’il ne veut pas se ridiculiser en risquant de donner un avis qu’il n’a pas. L’avantage de la fraise est qu’elle est bonne ou pas, qu’on l’aime ou pas. En art on ne peut pas se contenter d’un avis aussi simpliste et réducteur. Il faut gloser. Seuls entrent spontanément ceux qui font déjà de la peinture, amateurs ou professionnels, heureux de pouvoir parler de leur passion et d’échanger sur un sujet connu et commun.
Alors madame et monsieur contemplent, admirent, regardent, se consultent, passent du temps devant chaque tableau, interrogent l’artiste, s’interrogent, discutent entre eux, discutent avec l’artiste, le choix est difficile mais il va falloir choisir. Finalement madame est intéressée par un tableau, monsieur par un autre. Le choix est fait et comme ils ne sont pas d’accord, ils repartent les mains dans les poches et l’artiste n’a rien vendu même en leur proposant un prix pour les deux.